Nos affiliés sont particulièrement attentifs au projet du gouvernement wallon de développer des expériences « Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée » (TZCLD) en Wallonie.

Dulbea, le centre d’études économiques de l’ULB, a remis une étude à ce propos. La Région bruxelloise l’avait commandée pour préciser le coût d’une transposition de l’expérience. L’opération est faiblement bénéfique pour les finances publiques, mais c’est le fédéral qui en profite et la région qui paie. Cette expérience de remise à l’emploi représente un coût moindre pour les finances publiques grâce au chiffre d’affaires des entreprises.

Les premières évaluations françaises sur son expérience pilote sont connues et apportent leurs éclairages complémentaires.

CAIPS envisage des premières perspectives respectueuses des réalités et des dispositifs existants en Wallonie…

  1. Les CISP attentifs à une expérience créatrice d’emplois pour les oubliés de la croissance…

Depuis ses débuts, le secteur de l’insertion affronte le problème du non-emploi en soutenant le cheminement des plus précaires vers l’emploi salarié, considérant ce dernier comme une des pistes à privilégier pour assurer leur intégration sociale et promouvoir leur émancipation. Mais les stagiaires et formateurs de ce secteur ont aujourd’hui de plus en plus de mal à y croire face aux mutations du marché de l’emploi avec la multiplication des emplois précaires, le détricotage des droits sociaux ou les contrôles et sanctions des chômeurs qui s’amplifient jusqu’à l’exclusion. D’autres voies restent à ouvrir pour répondre aux attentes de justice, d’égalité et de dignité portées tant par les formateurs que les apprenants…

C’est précisément vers cet horizon que se tourne l’expérience française « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD). Elle se fonde sur trois postulats : personne n’est inemployable, ce n’est pas le travail qui manque, ni l’argent. C’est sur ces bases que sont nées les premières « Entreprises à But d’Emploi » (EBE) dans une dizaine de micro-territoires français. L’expérimentation vise ainsi à tester des solutions nouvelles, en particulier l’offre généralisée du contrat à durée indéterminée pour des personnes confrontées à des difficultés particulières face à l’emploi en contrepartie d’activités utiles à la société. Elle a conduit à la création de onze entreprises, majoritairement sous statut associatif, créées en 2017 et 2018. 742 personnes privées durablement d’emploi y étaient occupées sous contrat à durée indéterminée en juin 2019.

Les CISP sont particulièrement attentifs à l’évolution de ce projet.

Notre affilié, le CESEP, a consacré à ce thème, une étude publiée en 2019 (voir à  https://www.cesep.be/PDF/ETUDES/2020/Territoire%20ze%CC%81roChomeurs.pdf). On relèvera que le CESEP y soutient un nouveau concept s’imposant aux entreprises et non plus aux travailleurs en matière de droit aux travail, l’« employeurabilité ». Ce concept nouveau, à l’image des fondateurs des TZCLD a le grand mérite de renverser la logique dominante en renversant le concept d’employabilité s’imposant aux sans-emplois pour l’appliquer à l’entreprise :

« Après le premier choc pétrolier, des projets « d’insertion socio-professionnelle » ont vu le jour. Ils visaient explicitement l’émancipation des travailleurs sans emploi les moins qualifiés par le retour ou l’entrée sur le marché du travail. L’accès à un statut d’emploi salarié apparaissait comme vecteur d’autonomie, pourvoyeur de droits individuels et collectifs, reconnaissance sociale et estime de soi. Mais face à la dégradation des conditions d’emploi et à l’incapacité des entreprises à répondre aux défis climatiques et environnementaux, les Centres d’Insertion Socioprofessionnelle (CISP) ne peuvent plus aujourd’hui prétendre réaliser leur intention initiale d’émancipation par l’emploi. Les CISP, incités par la législation à agir sur les compétences individuelles utiles au retour rapide à l’emploi, sont aujourd’hui entravés dans le volonté de soutenir des parcours professionnels valorisés par les stagiaires96. Développer des formations qui répondent aux « métiers en pénurie » est, dans une perspective démocratique, tout aussi insuffisant. L’initiative française Territoires zéro chômeur de longue durée entend répondre à ces défis en dépassant la logique de l’employabilité, de l’injonction individuelle à se conformer aux attentes du marché et des employeurs. Elle promeut l’« employeurabilité » : il est attendu de l’EBE qu’elle assume sa responsabilité sociale, qu’elle soit capable de mettre les personnes au travail ».

  1. Etude DULBEA : associer le fédéral au financement

La décision politique est tombée chez nos voisins français : l’expérience TZCLD sera reconduite pour une nouvelle période de cinq ans. Cette attitude intéresse la Wallonie et Bruxelles, qui ont inscrit ce projet dans leurs déclarations de politique régionale respectives, à la demande du PS et d’Ecolo. Dulbea, le centre d’études économiques de l’ULB, a tenté d’en évaluer le coût à la demande du gouvernement bruxellois. L’étude est terminée et a été remise au cabinet du ministre bruxellois de l’Emploi, Bernard Clerfayt.

La dépense d’une remise à l’emploi à temps plein dans le cadre des territoires zéro chômeur oscille pour une personne percevant des allocations du CPAS à 39.578 euros par an, 27.753 euros pour une personne ne touchant aucune intervention publique directe, 40.104 euros par an pour un chômeur complet indemnisé et 42.557 euros pour une personne handicapée. Le salaire représente 85,5 % du coût, le fonctionnement de l’entreprise créée pour les accueillir accaparant les 14,5 % restants. A première vue, remettre une personne éloignée de l’emploi au travail dans le cadre d’une telle expérience semble donc plus onéreux que de la maintenir dans l’inactivité. Mais cette charge financière est couverte par les recettes d’activités commerciales. En se basant sur les expériences françaises, les chercheurs de l’ULB ont estimé le rendement de ces dernières ; ils pensent que ces entreprises pourront intervenir dans le coût salarial des personnes remises au travail, de l’ordre de 10,5 à 11 % de celui-ci. Dès lors, la remise à l’emploi représente un coût légèrement moindre pour les finances publiques. Selon les cas de figure, travailler plutôt que chômer représente une économie par an et par personne de 3.145 euros (chômeur), de 2.963 euros (bénéficiaire du revenu d’insertion), de 1.513 euros (sans allocation) et de 1.312 euros (handicapé). Le travail mené par les chercheurs de Dulbea lève donc un premier verrou par rapport à une expérience de type territoire zéro chômeur en région bruxelloise : son coût sera, dans tous les cas de figure, moins important que celui du non-emploi.

Dans ses commentaires au Soir du 11 septembre, le ministre Bernard Clerfayt (Défi) tout en se proclamant partisan du lancement de l’expérience, constate que la Belgique et ses régions disposent d’autres dispositifs de remise à l’emploi des chômeurs de longue durée, leur coût est moindre que celui estimé par Dulbea pour les TZCLD. Un emploi d’insertion coûte aux pouvoirs publics un peu moins de 40.000 euros par an et par personne, le coût d’un emploi dans les titres-services est de moins de 30.000 euros ou un contrat Article 60 coûte également moins cher. Il faut donc tenir compte des mécanismes existants pour mieux adapter le modèle français à notre réalité…

Il reste aussi à la région à s’accorder avec le fédéral, et ce n’est pas la moindre affaire… En effet, dans la situation actuelle, c’est ce niveau de pouvoir qui tirerait profit d’un retour à l’activité des publics précarisés, alors que c’est le niveau régional qui assumerait la dépense inhérente à cette politique. Le fédéral, en effet, économiserait les allocations de chômage, gagnerait des recettes fiscales et diminuerait certaines dépenses de soins de santé, tandis que la région financerait l’expérience. En Belgique, tout est toujours un peu (plus) compliqué…

Voir à https://plus.lesoir.be/324284/article/2020-09-11/emploi-les-territoires-zero-chomeur-une-experience-benefique

Lire l’étude du Dulbea à https://dulbea.ulb.be/files/9f08fffc6224131d49d102d5571da16b.pdf

  1. Premiers enseignements des évaluations françaises

Le 20 février 2020, à l’occasion du comité interministériel aux ruralités, il a été annoncé que le gouvernement français préparait l’extension de l’expérimentation TZCLD à de nouveaux territoires (en particulier ruraux). Les évaluations de l’expérience en cours sont revenues avec leurs premiers enseignements qui ont conduit à cette décision. Trois rapports d’évaluation ont alimenté dès novembre 2019, les discussions autour d’une deuxième loi expérimentale, centrée sur la prolongation et l’extension de l’expérience. Leur examen est souvent éclairant sur les orientations futures à donner et les erreurs à éviter tant en Wallonie qu’à Bruxelles…

Globalement, les évaluateurs conditionnent l’élargissement de l’expérience à plusieurs adaptations, dont une clarification du public cible ; ainsi, mitigé, le comité scientifique estime que les résultats « ne permettent pas, à ce stade, de justifier la généralisation de l’expérimentation dans ses conditions de déploiement et de fonctionnement actuelles ».

Les évaluateurs recommandent de ne sélectionner que « les territoires faisant état d’un contexte institutionnel local suffisamment solide et préparé, et de porteurs de projets suffisamment impliqués ». En effet, les territoires où l’existence de réseaux de relations actifs entre les entrepreneurs locaux, le milieu associatif et les collectivités territoriales, mais aussi d’un militantisme politique et syndical constituent des points d’appui importants pour mobiliser les populations locales ; ils facilitent l’implémentation et le développement des EBE. Le rapport d’analyse préconise de « mobiliser l’ensemble des acteurs du territoire ».

Les rapports soulèvent des difficultés au niveau de la construction et de l’évolution des parcours professionnels des publics bénéficiaires. Le temps dédié au suivi individualisé ou à la construction de leur parcours professionnel s’avère parfois insuffisant, voire inexistant ; la dimension de l’accompagnement doit être mieux prise en compte. L’absence de dispositif(s) d’accompagnement et de formation professionnelle des salariés au sein des EBE doit être prise en compte et être l’objet de réponses. Le comité scientifique d’évaluation relève que, dans certaines EBE, « l’intégration rapide de salariés a pu susciter des tensions ou des formes de découragement, du fait de l’absence d’un management intermédiaire structuré et du temps de latence correspondant à la recherche de nouvelles activités. Il observe toutefois que les EBE ont pris en compte ces difficultés et ralenti le rythme de recrutement pour « stabiliser l’existant ».

La notion de privation d’emploi telle qu’admise dans l’expérimentation a conduit à l’embauche d’un public mixte, pour partie très éloigné de l’emploi, mais également beaucoup moins éloigné. Si des jeunes salariés perçoivent le passage par l’EBE comme un tremplin vers le marché du travail « classique », d’autres se projettent, quant à eux, durablement au sein de « leurs » entreprises. Ces derniers sont généralement des salariés plus âgés en fin de carrière, et moins mobiles. Ces différences de perspectives d’avenir selon le profil des personnes interrogent sur les objectifs initiaux poursuivis par l’expérimentation TZCLD : le soutien aux personnes les plus éloignées de l’emploi (logique originelle pérenne) et/ou l’insertion professionnelle sur le marché du travail « classique » à moyen terme (logique tremplin). Le Comité scientifique d’évaluation constate que « les territoires et les publics sont en moyenne moins éloignés de l’emploi qu’attendu ». C’est pourquoi il recommande une clarification du public cible et un recentrage de l’expérimentation TZCLD sur « les personnes qui font face à des difficultés particulières et pour lesquelles un accompagnement pérenne est nécessaire ».

La viabilité économique et la soutenabilité financière des EBE ne sont pas encore assurées, notamment au vu de la faiblesse des chiffres d’affaires enregistrés. Néanmoins, les auteurs du rapport d’analyse avancent « qu’en rythme de croisière et avec la hausse du recrutement, le montant des coûts fixes par ETP devrait diminuer et que la génération de chiffre d’affaires additionnel par les EBE équilibreront les bilans ». Pour l’instant, cet équilibre financier a été maintenu par un apport exceptionnel de l’État français et des collectivités territoriales, ainsi que par du mécénat.

Une sous-estimation initiale des coûts fixes liés au démarrage et au développement des activités est un autre des facteurs explicatifs notamment pour l’acquisition de locaux de tailles suffisantes. Cet oubli semble avoir affecté défavorablement les performances économiques des EBE. L’investissement en capitaux productifs (achat de machines, d’outils, d’équipements, etc.) fait globalement défaut conduisant les EBE « à distordre la production vers des activités peu intensives en capital ».

Enfin, les rapports du Comité scientifique d’évaluation et de la mission dite « Igas-IGF » pointent deux insuffisances : le manque d’encadrement intermédiaire pour coordonner les activités et les équipes au sein des entreprises d’une part, le manque de reconnaissance et d’évolution des rémunérations d’autre part.

Ces premiers enseignements sont de précieuses sources de réflexion dans la perspective d’un cadre wallon encore à fixer pour de futurs premiers projets. A prendre ou à laisser, bien entendu…

Plus d’infos à http://www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/2019-050R.pdf

  1. Quelles perspectives demain en Wallonie ?

On vous avouera qu’au vu des premières évaluations et de leur contenu nuancé, nous restons sceptiques sur l’intérêt de transposer sans adaptation majeure, l’expérience française. Ne disposons-nous pas d’outils inexistants en France, mais effectifs chez nous à développer et promouvoir ? N’y aurait-il pas lieu de réfléchir à leur adaptation et leur amplification plutôt que de se lancer dans une expérience couteuse et aux contours qui resteront encore longtemps imprécis ?

Notre fédération propose de longue date des politiques concrètes de création d’emplois pour les plus précarisés. Notre mémorandum 2019 met ainsi notamment en avant :

  • « le renforcement des titres services en privilégiant les employeurs soucieux de promouvoir des emplois durables soutenant la formation de leurs travailleurs »
  • « le renforcement de la place de l’économie sociale dans l’environnement économique actuel »
  • « le développement d’un dispositif similaire aux titre-services comme les I.D.E.S.S. (initiatives de développement de l’emploi dans le secteur des services de proximité à finalité sociale) ou les ALE (agences locales pour l’emploi) » par exemple en envisageant d’améliorer leur subventionnement ou de « supprimer les limitations de l’offre de services quand elle s’adresse aux personnes précarisées ».

On aurait encore pu citer le soutien aux entreprises d’insertion agréées dont CAIPS a contribué à l’émergence dès la fin des années 90… L’ensemble de ces dispositifs a le mérite d’exister, de créer de l’emploi subventionné par les pouvoirs publics, d’offrir des nouveaux services ou produits aux citoyens, mais il souffre trop souvent d’un cadre réglementaire perfectible ou d’un financement trop modeste… Il y a là un véritable vivier qui ne demande qu’à se développer pourvu qu’on lui en donne les moyens.

(voir à https://www.caips.be/images/caips/documents/MEMORANDUM_CAIPS_2019.pdf)

Alors, se lancer aussi dans les TZLCD en Wallonie, pourquoi pas ? Les premières leçons sont là pour faciliter l’adoption d’un cadre évitant les pièges et errements évoqués par les évaluateurs français. Encore faudrait-il que nos décideurs s’entendent (enfin ?) sur l’indispensable effort à fournir pour développer nos propres politiques et outils. On pourra alors – si cela s’avère nécessaire – les intégrer dans des expériences territorialement circonscrites aux communes et quartiers urbains où se concentrent les publics les plus éloignés de l’emploi. Chiche ?